Le principe de la Corruptibilité
Le
grand penseur Malek Bennabi avait parlé en son temps du principe de
« colonisabilité » pour expliquer la propension de peuples à se laisser
coloniser. Aujourd’hui, nous sommes dans un autre schéma, celui de la corruptibilité
de notre société que le régime a réussi à conditionner jusqu’à ce
qu’elle se départisse des valeurs qui l’ont fondée, qui lui ont permis
de se libérer, et de s’unir. Ceux qui avaient volé le pouvoir ne
pouvaient le garder que s’ils réussissaient à se rallier un grand nombre
d’alliés naturels. Et ils ont tout mis en œuvre, non seulement pour
« acheter » les gens, mais aussi pour leur inculquer une mauvaise
conscience généralisée. Un voleur n’est jamais plus confiant qu’en la
présence d’un autre voleur. Et le meilleur moyen de se prémunir des
honnêtes gens est d’en faire des voleurs. Le régime, au moment où les
Algériens fêtaient encore une indépendance chèrement acquise, et dès
qu’il s’est un tant soit peu consolidé, après avoir vite compris que la
violence seule ne pouvait pas être un moyen pérenne, a commencé par
créer un nombre effarant de faux moudjahidine, de payer les gens sans
qu’ils travaillent, de donner des terres et des crédits à des gens et de
les organiser afin qu’ils ne puissent plus faire pousser quoi que ce
soit, de créer toutes sortes d’organisations de masse avec plein de
privilèges, et sans autre mission que d’applaudir, et de surveiller les
autres, et tant et tant d’initiatives de corruption des masses.
Puis quand l’argent s’est mis à couler à
flots, ils ont perfectionné le système. Avec des castes, des coteries,
des clans, des clientèles. D’abord les milieux qui permettent de
s’enrichir par la seule grâce de la cooptation, d’envoyer ses rejetons
faire des études à l’étranger, sa famille se soigner pour des petits
bobos, ou juste « pour arrêter de fumer », avec l’argent de la sécu,
d’habiter dans des villages de luxe, et autres petites gâteries. Puis de
cercle en cercle, tous gravitant autour du noyau central, d’autres
milieux, avec des privilèges moindres, mais tout aussi exorbitants.
Jusqu’à celui de la masse, où le moyen le plus usité est celui de la
corruption. Corruption pour tout, allant dans les deux sens, pour
obtenir une ligne de crédit, un monopole d’importation non dit, du trabendisme
aux frontières qui n’a d’illégal que le nom, la fraude fiscale, et
autres trafics en tout genre dont la diversité est sans limite. Pour
l’avant dernier cercle, tout en bas, la corruption de masse, puisque
l’argent est disponible, consiste à permettre à tout le monde d’acheter
sa voiture, même si la carte routière du pays ne permet pas
l’importation d’une telle masse. C’est d’autant plus profitable
puisqu’en plus de corrompre les gens, de leur accorder des crédits pour
acheter leur tacot, les dirigeants peuvent ainsi écouler leur camelote.
Gagnant-gagnant, puisque ce sont eux qui importent. Pour cette couche de
la société, il y aussi le logement. Et puisque les moyens le
permettent, les dirigeants ont mis au point un vaste plan de
construction de clapiers à lapins, dont rêvent pourtant tous les jeunes
de quarante ans, et qui vivent encore chez leurs parents, parfois dans
des bidonvilles, si ce n’est dans des caves, des masures, des garages,
où ils s’entassent en grand nombre.
Le tout dernier cercle, celui qui est
tout en bas, n’intéresse pas les dirigeants. Trop de problèmes,
difficiles à régler, et composés de gens qui ne bougeront pas de toute
façon, puisque les autres cercles s’estiment comblés, et qu’ils ne
veulent pas que ça bouge dans le pays. Surtout que ceux-là mêmes qui ont
plongé le pays dans un bain de sang, et qui ont ramené le calme
lorsqu’ils avaient écarté le danger qui les menaçait, jettent des cris
d’orfraie à chaque fois que quelqu’un parle de les déloger. Et ils ont
réussi à faire admettre à tous leurs nouveaux alliés naturels que si les
opposants-harkas continuent ainsi de vouloir semer la pagaille, le pays
va encore être replongé dans une autre décennie rouge, et même que
l’OTAN va venir bombarder les tacots, les clapiers, les marchés Dubaï,
les conteneurs trabendo (marché noir), les bidonvillas, le métro d’Alger, l’autoroute est-ouest, trig ellissi, la plage de l’égoût, les bouffeterias, les gasbathèques (boui-boui) , et tous les acquis de la grande baraka bouteflikienne.
Et donc, comme un seul homme, le peuple
algérien dit non ! Non au changement ! On est bien comme on est ! Rien à
foutre si toute la vitrine n’est qu’une vitrine, et si l’Algérie bouffe
son blé en herbe, voire en grain, avant même qu’il soit semé. On s’en
fout des millions de gens qui crèvent la dalle, qui dorment dans la rue,
des handicapés qui souffrent, des cancéreux qui se tordent de douleur,
des filles qui n’ont pas d’autre choix que de s’adonner à la
prostitution pour manger, des harragas (clandestins) qui se
suicident, plutôt que de continuer à « tenir les murs », des retraités
qui pensent à aller mendier, des mendiants qui pensent à aller tuer, de
l’insécurité qui s’installe jusqu’en face des commissariats, des flics
qui deviennent des barbeaux, du DRS qui enlève des militants des droits
de l’Homme au centre d’Alger, des fils de généraux qui violent des
filles de pauvres, des universités qui deviennent des souks, des
administrations qui se sont transformées en centres de torture mentale,
des palais de justice où les jugements se vendent aux enchères, des
villes qui sont transformées en cours des miracles, des allumés de la
tronche qui envoient des troupes fermer des bars, des mosquées qui se
font concurrence à coups de décibels, du pain qui se vent à même le sol,
même quand il y a de la boue, des médicaments contre la douleur qui
sont trop chers pour les pauvres, des hôpitaux-mouroirs, des écoles qui
forment des analphabètes, des analphabètes qui contrôlent l’École, des
ripoux qui président des commissions contre la corruption, des journaux
qui désinforment, d’une télé où les concours d’entrée se font à plat
ventre, et avec une brosse en guise de langue. Non, de tout ça, et du
reste, qui est beaucoup plus consistant, le peuple algérien n’en a rien à
cirer. Lui, tout ce qu’il lui faut, c’est la paix des gloutons, de ceux
qui aiment bien roter leur midi, expédier leurs prières, tailler des
costumes, trousser leur bobonne, et rendre grâce à Dieu de les combler
ainsi de ses bienfaits, surtout quand il leur envoie une tchippa, une
h’nana, une bonne affaire quoi.
C’est cela la corruptibilité. La
disposition acquise d’être un réceptacle, ou plutôt un avaloir de tout
ce qui peut vous faire monter de crans au dessus des autres. Ou de
certains autres. Les hassadines (envieux), les ghayourines (jaloux).
Et c’est ainsi que d’un peuple sobre,
charitable, qui se contentait de peu, mais qui avait accepté de tout
donner pour être libre, est-il devenu boulimique, égoïste, et qui s’est
laissé corrompre par les plus vils, les plus monstrueux des siens.
Aujourd’hui, les nouvelles « valeurs »
sont autant de poisons qui dissolvent l’adhésion, la solidarité,
l’union, le civisme, la dignité, l’intégrité et le sens de l’honneur.
Désormais, le peuple tout entier évolue dans un climat social totalement
délétère, où seul le critère de la réussite matérielle compte, avec
tout ce que cela suppose, dans une société revenue à des postures
primitives. Le meilleur, c’est celui qui possède le plus, qui peut,
mieux que les autres, faire étalage de ses richesses, qui dispose du
meilleur carnet d’adresses, qui a pu gravir le plus d’échelons sociaux,
qui est plus fort que les autres. C’est lui qui est le mieux considéré.
La société est devenue tellement primitive que maintenant les jeunes
mâles font des parades nuptiales, qui avec sa grosse cylindrée, qui avec
ses frusques de marque, qui avec ses billets de banque, qu’il jette en tebrihètes (dédicaces payantes dans les cabarets).
La déchéance des valeurs vraies est
telle que certains utilisent l’argent de la corruption, voire du vol, de
la rapine, et peut-être même du proxénétisme, pour aller en pèlerinage
au Hadj. C’est dire !
C’est ce qui explique que les
universités ne produisent plus, ni du génie, ni de la contestation
politique, ni même des étalons de réussite. C’est ce qui explique cette
ruée vers le paraître, y compris celui de la pratique religieuse. Et la
situation est telle que non seulement les valeurs ont été bouleversées,
mais même qu’elles sont renversées. Ainsi, un citoyen policé,
respectueux du droit des autres, qui ne vit que de son salaire, qui
n’use pas du piston pour obtenir des privilèges et des passe-droit, et
qui par conséquent manque de tout, passe pour être un incapable, y
compris au sein de ses proches. Un universitaire qui s’engage dans
l’analyse de sa propre société, et qui donc, en l’état où elle se
trouve, entreprend d’en démonter les mécanismes, et de les expliquer, ou
mieux encore de les condamner, se retrouvera en train de prêcher dans
le désert. Et c’est valable pour tout, pour tous les niveaux sociaux,
pour toutes les dynamiques, et jusqu’à la cellule familiale. Tu possèdes
tant, tu vaux autant. Tu ne possèdes rien, tu ne vaux rien ! C’est une
sorte de retour aux âges obscurs, sauf que les hommes des cavernes
d’aujourd’hui roulent en limousine, qu’ils surfent sur internet, et
qu’ils ont des ascenseurs pour leur premier étage.
Et c’est dans une telle société, où la
corruptibilité est le cœur battant, qui irrigue les mentalités, et qui
stimule les ardeurs, que le régime joue sur du velours.
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